10 juin 2009 | par Emmanuel Burdeau
Trois semaines se sont écoulées depuis la fin du 62e Festival de Cannes et la publication des trois premières Notes à l'encre Blac sur Mediapart. Trois semaines à ne pas oublier ces mots, toujours les mêmes, ceux par lesquels Solveig Anspach achevait sa « sortie » du 8 janvier : « Nous n'en parlons pas assez. Et le problème principal est que pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler. »
Nous avons commencé d'en parler, et nous allons poursuivre. Jusqu'à ce que ce soit assez, sans doute pas. Encore heureux : nous ne sommes pas là pour être rassasiés.
Attardons-nous aujourd'hui sur le « problème principal » : « pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler ». La justification d'un tel propos, et de la pointe de mépris qui l'accompagne, c'est que la présence d'un cinéaste en salle n'est presque jamais rémunérée, et que les conditions de cette présence laissent souvent à désirer : voyage, logement, etc. Nous en avons déjà touché quelques mots.
Il y a plus. Quelle sorte d'inconscient peut faire dire ainsi qu'accompagner son film dans les salles est autre chose que du travail ? voire une négation du travail, un empêchement de s'y (re)mettre ? Je n'emploie pas « inconscient » au hasard. Je ne parle pas ici de Solveig Anspach. Ou plutôt, si j'en parle, c'est pour la remercier d'avoir mis ainsi les pieds dans le plat, avec rage et maladresse. Plus le choix désormais, il faut s'attaquer au « problème ». C'est-à-dire essayer de généraliser son propos en y entendant les échos d'une vérité plus profonde.
Tentative de généralisation : l'Action Culturelle Cinématographique reposerait sur un paradoxe. D'une part son champ concerne l'ensemble de ce que l'on nomme le « hors-film » (pour une rapide définition d'ensemble, se reporter aux Notes 1). Mais d'autre part elle continue à croire en la « centralité » du film, en sa suffisance. Résumons-le d'une boutade : combien de cinéastes n'avons-nous pas vus, tous autant que nous sommes, prendre la route et voyager de salle en salle pour finalement n'avoir d'autre message à délivrer que celui selon lequel, eh bien, tout est dans le film, qu'il suffit de le regarder, qu'il parle de lui-même et se passe de tout commentaire, etc. ?
J'exagère. Doublement. D'abord parce que, dans la première de ces notes, j'écrivais que l'Acteur Culturel préférerait presque la rencontre à la séance, i.e. : le hors-film au film. Ensuite parce que les situations de parole suscitées par les films sont évidemment plus complexes que la description-gag du paragraphe précédent.
J'exagère, il faudrait nuancer, certes, mais l'essentiel demeure : dès lors qu'un discours s'ajoute à un film, il y a gêne. Ce discours a sa tradition, il est ressenti comme nécessaire, et en même temps il gêne. Il gêne ceux qui le tiennent, ceux qui l'écoutent, et jusqu'à ceux qui le provoquent. Les cinéastes et les critiques, les spectateurs, les exploitants. Tous gênés.
Les cinéastes considèrent en effet que leur tournée en salle ne relève pas à proprement parler de leur travail, et rares sont d'ailleurs ceux qui, face à un public, savent réellement parler de ça, du travail, de la façon dont le film a été fait, pensé, fabriqué. Est-ce parce qu'alors il leur faudrait reconnaître que c'est aussi un travail, et pas n'importe lequel, de décrire son travail ? Que le travail est partout ? On se le demande.
Le public adore poser des questions, mais il n'aime pas tellement qu'on lui réponde. Il n'aime pas qu'on explique, qu'on détaille… Qu'on me montre un critique à qui il n'est jamais arrivé qu'un spectateur râle parce qu'il analyse trop, un critique devant lequel aucune main jamais ne se leva pour que son propriétaire fasse savoir qu'à son avis, Monsieur, le cinéaste n'a sûrement pas pensé à tout ça. Personne ? Je me disais aussi.
Et les exploitants ? J'ai déjà commencé à décrire – Notes 2 – quel drôle de rapport ils entretiennent avec ceux qu'ils font venir dans leurs salles. Ce n'est presque jamais la construction commune d'une véritable prise de parole : il y a toujours un hiatus. Une gêne.
Cela peut se dire encore autrement, non sans brutalité. Quand vous allez dans une salle, vous sentez bien que ce n'est pas gravissime, si vous n'avez rien préparé. Vous sentez même qu'au contraire il pourrait être jugé grave que vous ayez trop préparé ! Soupçon d'intellectualisme, esprit de sérieux, approche universitaire, manque d'affects : le diable porte bien des noms, dans les salles de France et de Navarre. Il les porte tous, sauf le véritable : paresse, conformisme…
Souvenons-nous : combien de cinéastes avons-nous vus aphones ? Combien d'acteurs balbutiants ? Combien de producteurs ou de techniciens répétant à longueur de réponses qu'ils ont adoré travaillé avec tel grand cinéaste, et s'en tenant là ?
Pire encore : combien de critiques – l'auteur de ces lignes y compris – rechignant à tresser autre chose que de vagues compliments, de peur peut-être qu'on les trouve bégueules ou qu'on mette en doute leur sincérité, si d'aventure ils s'efforçaient d'articuler une parole par exemple historique sur tel ou tel film ? Ne pas trop donner d'informations, ne pas faire montre de ce savoir qu'il faut pourtant qu'on ait. Ne pas poser au spécialiste, ne pas tuer le rêve. Reste spectateur ! Parle avec ton cœur ! Tu trembles, les mots te manquent ? Formidable, c'est l'émotion…
Cessons d'ironiser. On voit assez clairement, je crois, le commandement qui agit en ces circonstances, aussi sourd qu'efficace : ne pas parler (du) travail.
Le paradoxe est là. Dans notre idéologie cinéphile, toute parole suscitée par un film doit y revenir sans délai et si possible sans écorcher sa belle surface. C'est pourquoi, au fond, il n'y a pas de contradiction entre la réticence au « hors-film » et la passion de la rencontre. Juste une différence d'échelle. Dans le premier cas, le film reste pur, seul. Dans le second, sa sphère s'étend à celui d'une convivialité générale. Dans les deux cas il n'y a que lui, intact, voire agrandi. Son règne demeure. Aucune interruption ne vient l'inquiéter. Aucune blessure.
Avons-nous avancé ? Nous avons tiré une flèche. Partis de la sortie anspachienne sur l'incompatibilité entre travail et accompagnement du film, nous avons hasardé une généralisation : c'est toute l'Action Culturelle qui, bien que ne vivant que par elle, résiste à l'idée que parler d'un film puisse être pleinement un travail.
La faute aux piètres talents d'orateurs des uns et des autres ? A leur défaut de savoir et / ou de pédagogie ? Pas du tout. Ce n'est pas une affaire de faute, c'est une affaire de culture, une affaire d'histoire. Culture et histoire désormais anciennes dont dépend une certaine conception du cinéma – du film – et de sa fonction sociale. A suivre. Forcément à suivre.
Trois semaines se sont écoulées depuis la fin du 62e Festival de Cannes et la publication des trois premières Notes à l'encre Blac sur Mediapart. Trois semaines à ne pas oublier ces mots, toujours les mêmes, ceux par lesquels Solveig Anspach achevait sa « sortie » du 8 janvier : « Nous n'en parlons pas assez. Et le problème principal est que pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler. »
Nous avons commencé d'en parler, et nous allons poursuivre. Jusqu'à ce que ce soit assez, sans doute pas. Encore heureux : nous ne sommes pas là pour être rassasiés.
Attardons-nous aujourd'hui sur le « problème principal » : « pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler ». La justification d'un tel propos, et de la pointe de mépris qui l'accompagne, c'est que la présence d'un cinéaste en salle n'est presque jamais rémunérée, et que les conditions de cette présence laissent souvent à désirer : voyage, logement, etc. Nous en avons déjà touché quelques mots.
Il y a plus. Quelle sorte d'inconscient peut faire dire ainsi qu'accompagner son film dans les salles est autre chose que du travail ? voire une négation du travail, un empêchement de s'y (re)mettre ? Je n'emploie pas « inconscient » au hasard. Je ne parle pas ici de Solveig Anspach. Ou plutôt, si j'en parle, c'est pour la remercier d'avoir mis ainsi les pieds dans le plat, avec rage et maladresse. Plus le choix désormais, il faut s'attaquer au « problème ». C'est-à-dire essayer de généraliser son propos en y entendant les échos d'une vérité plus profonde.
Tentative de généralisation : l'Action Culturelle Cinématographique reposerait sur un paradoxe. D'une part son champ concerne l'ensemble de ce que l'on nomme le « hors-film » (pour une rapide définition d'ensemble, se reporter aux Notes 1). Mais d'autre part elle continue à croire en la « centralité » du film, en sa suffisance. Résumons-le d'une boutade : combien de cinéastes n'avons-nous pas vus, tous autant que nous sommes, prendre la route et voyager de salle en salle pour finalement n'avoir d'autre message à délivrer que celui selon lequel, eh bien, tout est dans le film, qu'il suffit de le regarder, qu'il parle de lui-même et se passe de tout commentaire, etc. ?
J'exagère. Doublement. D'abord parce que, dans la première de ces notes, j'écrivais que l'Acteur Culturel préférerait presque la rencontre à la séance, i.e. : le hors-film au film. Ensuite parce que les situations de parole suscitées par les films sont évidemment plus complexes que la description-gag du paragraphe précédent.
J'exagère, il faudrait nuancer, certes, mais l'essentiel demeure : dès lors qu'un discours s'ajoute à un film, il y a gêne. Ce discours a sa tradition, il est ressenti comme nécessaire, et en même temps il gêne. Il gêne ceux qui le tiennent, ceux qui l'écoutent, et jusqu'à ceux qui le provoquent. Les cinéastes et les critiques, les spectateurs, les exploitants. Tous gênés.
Les cinéastes considèrent en effet que leur tournée en salle ne relève pas à proprement parler de leur travail, et rares sont d'ailleurs ceux qui, face à un public, savent réellement parler de ça, du travail, de la façon dont le film a été fait, pensé, fabriqué. Est-ce parce qu'alors il leur faudrait reconnaître que c'est aussi un travail, et pas n'importe lequel, de décrire son travail ? Que le travail est partout ? On se le demande.
Le public adore poser des questions, mais il n'aime pas tellement qu'on lui réponde. Il n'aime pas qu'on explique, qu'on détaille… Qu'on me montre un critique à qui il n'est jamais arrivé qu'un spectateur râle parce qu'il analyse trop, un critique devant lequel aucune main jamais ne se leva pour que son propriétaire fasse savoir qu'à son avis, Monsieur, le cinéaste n'a sûrement pas pensé à tout ça. Personne ? Je me disais aussi.
Et les exploitants ? J'ai déjà commencé à décrire – Notes 2 – quel drôle de rapport ils entretiennent avec ceux qu'ils font venir dans leurs salles. Ce n'est presque jamais la construction commune d'une véritable prise de parole : il y a toujours un hiatus. Une gêne.
Cela peut se dire encore autrement, non sans brutalité. Quand vous allez dans une salle, vous sentez bien que ce n'est pas gravissime, si vous n'avez rien préparé. Vous sentez même qu'au contraire il pourrait être jugé grave que vous ayez trop préparé ! Soupçon d'intellectualisme, esprit de sérieux, approche universitaire, manque d'affects : le diable porte bien des noms, dans les salles de France et de Navarre. Il les porte tous, sauf le véritable : paresse, conformisme…
Souvenons-nous : combien de cinéastes avons-nous vus aphones ? Combien d'acteurs balbutiants ? Combien de producteurs ou de techniciens répétant à longueur de réponses qu'ils ont adoré travaillé avec tel grand cinéaste, et s'en tenant là ?
Pire encore : combien de critiques – l'auteur de ces lignes y compris – rechignant à tresser autre chose que de vagues compliments, de peur peut-être qu'on les trouve bégueules ou qu'on mette en doute leur sincérité, si d'aventure ils s'efforçaient d'articuler une parole par exemple historique sur tel ou tel film ? Ne pas trop donner d'informations, ne pas faire montre de ce savoir qu'il faut pourtant qu'on ait. Ne pas poser au spécialiste, ne pas tuer le rêve. Reste spectateur ! Parle avec ton cœur ! Tu trembles, les mots te manquent ? Formidable, c'est l'émotion…
Cessons d'ironiser. On voit assez clairement, je crois, le commandement qui agit en ces circonstances, aussi sourd qu'efficace : ne pas parler (du) travail.
Le paradoxe est là. Dans notre idéologie cinéphile, toute parole suscitée par un film doit y revenir sans délai et si possible sans écorcher sa belle surface. C'est pourquoi, au fond, il n'y a pas de contradiction entre la réticence au « hors-film » et la passion de la rencontre. Juste une différence d'échelle. Dans le premier cas, le film reste pur, seul. Dans le second, sa sphère s'étend à celui d'une convivialité générale. Dans les deux cas il n'y a que lui, intact, voire agrandi. Son règne demeure. Aucune interruption ne vient l'inquiéter. Aucune blessure.
Avons-nous avancé ? Nous avons tiré une flèche. Partis de la sortie anspachienne sur l'incompatibilité entre travail et accompagnement du film, nous avons hasardé une généralisation : c'est toute l'Action Culturelle qui, bien que ne vivant que par elle, résiste à l'idée que parler d'un film puisse être pleinement un travail.
La faute aux piètres talents d'orateurs des uns et des autres ? A leur défaut de savoir et / ou de pédagogie ? Pas du tout. Ce n'est pas une affaire de faute, c'est une affaire de culture, une affaire d'histoire. Culture et histoire désormais anciennes dont dépend une certaine conception du cinéma – du film – et de sa fonction sociale. A suivre. Forcément à suivre.
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