vendredi 19 juin 2009

Notes à l'encre Blac (5)

22 juin 2009 | par Emmanuel Burdeau

Ces notes sont écrites depuis une certaine place et par une certaine personne. Leur position est claire : il faut défendre l'ensemble des activités regroupées de fait – car une véritable définition manque encore – sous l'appellation d'Action Culturelle. Il le faut : la transmission et le partage du cinéma sont aussi importants que le cinéma. Ce que les films font dire et vivre compte autant que les films.

Ces notes sont écrites avec cette conviction. S’il veut bien relire les lignes qui précèdent, le lecteur s'apercevra toutefois que rien n'y est simple. Ce qui s'y donne comme évidence et certitude est en vérité autre chose : le produit d'une Histoire.

Cette Histoire, il faudrait plusieurs ouvrages pour dûment la reconstituer. D'un autre côté, il suffit de faire un pas en arrière pour en apercevoir le profil. Elle est née après-guerre avec le mouvement des ciné-clubs ; s'est prolongée avec la fondation des Cahiers du cinéma au début des années 1950 ; avec l'invention et le développement de la cinéphilie ; avec l'élaboration d'une critique dont la nouvelle manière de voir les films – la politique des auteurs – remporta un succès mondial ; s'est continuée avec la Nouvelle Vague…

Cette Histoire nous a appris à parler des films. Davantage, elle nous a appris à parler autant d’eux que des paroles suscitées par eux. A connaître aussi bien la critique de Rio Bravo que Rio Bravo. A aimer les deux.

Dès le milieu des années 1950, des gens – jeunes pour la plupart – éplucheraient en effet les Cahiers sans avoir la possibilité de voir un cinquième des films traités. Pour la première fois, la transformation de l'idée qu'on se faisait du cinéma viendrait d’un certain discours ; et avec elle la transformation du cinéma lui-même, de son Histoire. Godard trouverait la formule : les plus beaux films sont ceux que nous n'avons pas vus… Sous-entendu : …mais dont nous parlons quand même.

Né dans les ruines de l'après-guerre, ce discours avait un côté bricolé, excessif. Il acquit pourtant un double statut indépassable. On se mit à croire qu'il disait la vérité du cinéma. Et l’on se mit à croire aussi que cette vérité était désormais inséparable d'une certaine manière de décrire les films. Qu'elle était, à parts presque égales, filmée et écrite.

Ceci, encore une fois, est tout sauf une évidence. Notre rapport au cinéma serait dorénavant double : les films et ce qu'il s'en écrit ; les films et les débats ; les films et les discussions interminables au sortir des salles. Le cinéma et, sans coupure, tout un monde de discours. Venant avec le film : sa défense et son poème, son explication et sa leçon…

Je simplifie, je linéarise. Il y aurait beaucoup à préciser, beaucoup de contradictions à distinguer. Par exemple la contradiction entre le pédagogisme de Bazin et le terrorisme des Jeunes Turcs : opposition tenace entre culture et contre-culture, souci et rejet de l'enseignement… Par exemple la contradiction entre l'autorité, notamment rhétorique, du discours alors inventé et le prône d'un cinéma quant à lui farouchement ennemi de tout discours ou rhétorique – ce fut en particulier un leitmotiv des articles de Rohmer.

Par exemple encore : la contradiction entre la cinéphilie comme expérience clandestine, école buissonnière, arrière-monde et une autre cinéphilie, venue un peu plus tard : à ciel ouvert, amoureuse du monde et de son partage, allant de pair avec le voyage, la politique… La cinéphilie de Truffaut, encore lui, contre celle de Daney, avec Mai 68 entre les deux. Par exemple le drôle de malaise résultant, pour les générations suivantes, de ce que le discours construit pour regarder les films se transforma quelques années plus tard en cinéma à part entière : la Nouvelle Vague. Cette parole d'après les films était donc aussi une parole (d’)avant ?

Par exemple encore, et ce sera tout pour aujourd’hui, la contradiction – puissamment décrite par Jacques Rancière – entre une critique qui chantait la gloire du visible, l’Amérique, la beauté des femmes et une critique qui, moins de quinze ans plus tard, se proposerait le but inverse, au sein pourtant de la même tradition et avec les mêmes outils : analyser et décrire un désenchantement, la fin de Hollywood, les mirages de l'image, les mensonges du système, les pièges de l'identification…

Je simplifie ou je raffine ? Les deux. Je mélange. Je parle des années 50, mais aussi des décennies postérieures. Je parle du discours à propos des films, mais aussi du discours dans les films. Je parle de ce qui s'écrit dans les revues, mais aussi de ce qui se dit dans les salles. Je parle de critiques, mais de critiques qui furent bientôt cinéastes. Je mélange.

Il y a là, sans doute, autant de banalités que de paradoxes. Autant de paradoxes banals ? Peut-être. Mais ce mélange n'est-il pas le nôtre ? N'est-ce pas le visage même de notre culture que nous voyons ici : mélangé, évident et divisé, aussi bizarre qu’irréfutable ?

Et n'est-il pas urgent de reconnaître ce visage et cette culture pour ce qu'ils sont : une construction historique, un réseau de contradictions que le temps a naturalisées ?

Pas n'importe quelle construction : celle d'une entre-appartenance plus ou moins absolue du cinéma et du discours. Qu'il s'agisse d’une construction – voire d'un mythe – n'empêche pas ses effets de vérité, au contraire : elle façonne notre regard, nos prises de parole… Cela ne doit pas empêcher non plus d'en mener la critique.

Prenons un exemple. On a coutume aujourd’hui de lire les textes publiés dans les Cahiers des années 50 dans les termes d’une « critique de cinéaste ». En écrivant sur les films des autres, les Jeunes Turcs préparaient en vérité les leurs. Ils pensaient déjà en metteurs en scène ! Il est vrai que le style critique de Godard anticipe ses collages… Reste qu’une telle lecture attribue à des articles de 1955 une continuité entre l'écriture et la mise en scène qui ne se réalisa – c’est le mot – que quelques années plus tard. C'est typiquement une reconstruction a posteriori. Ou pour le dire mieux : l'identité entre écrire sur des films et en faire n'est pas une conviction des Jeunes Turcs (rappelez-vous leur refus du discours filmé), c'est un élément de leur héritage. Ce n'est pas leur problème, c'est le nôtre. La nuance n’est pas exactement mince. (A l’autre bout de cette même Histoire, on peut songer à la haine du discours, en tout cas du commentaire, que continue à professer Godard. Preuve qu’il y a dans notre tradition autant de discontinuités cachées que de continuités manifestes.)

C'est contre ce genre de relecture qui aplatit tout qu'il faut demander : comment parlons-nous des films ? Où, comment, quand avons-nous appris à en parler ?

Ces notes voudraient en fait marquer deux choses. Indissociablement. Il faut défendre l’A.C., surtout en ce moment où elle est menacée de toutes parts. Mais cette défense serait vaine – déclarative – si elle ne reconnaissait pas aussi la chance critique inhérente à cette crise. La nécessité où est aujourd’hui l’A.C. de se définir, pour mieux se protéger contre ce qui la menace, exige en effet qu’elle ressaisisse l’Histoire dans laquelle elle prend place.

En d’autres termes, et au risque de se répéter : impossible de parler d’A.C. sans avoir pour horizon un panorama de l’état des discours sur le cinéma. Tous les discours. A suivre, donc.

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