23 mai 2009 | par Emmanuel Burdeau
Ce fut la prise de parole la plus marquante des états généraux. La retranscription dans les Actes en a édulcoré le ton, sans doute, mais le contenu demeure: rude. Solveig Anspach, réalisatrice (Haut les cœurs, entre autres), raconte le temps passé à voyager de villes en villages pour présenter ses films, la longueur des trajets en seconde classe (i.e. sans prise pour brancher l'ordinateur portable), le coût de la baby-sitter, les hôtels avec vue sur la gare et les nuits d'insomnie parmi le sifflement des trains, les salles éparses, les débats mous, les dîners au milieu d'inconnus, l'ennui, la gêne... Conclusion : «Nous n'en parlons pas assez. Et le problème principal est que pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler.»
Rude. Mais reconnaissons-le : un discours aussi embarrassé qu'embarrassant. Car elle a raison, nous n'en parlons pas assez. Nous savons mal que l'action culturelle est menacée, et nous savons tout aussi mal combien elle s'est élargie, développée, combien nécessaire et exigeante elle est devenue. Et dans quelles conditions de fragilité elle est devenue telle. Des réalisateurs évoquent six mois de tournée dans les salles et les festivals. A Paris, en province, à l'étranger. Le chiffre de 120 débats pour un film est même avancé !
L'un des lièvres que lève Anspach concerne la qualification de ce temps : travail ? promotion ? autre chose encore ? Pour l'instant, l'usage veut que les réalisateurs soient défrayés, mais non rémunérés pour les rencontres et les débats. Il se murmure qu'un des motifs à cela est l'idée reçue selon laquelle ils portent avec eux leur film : en parler leur serait naturel. Résultat : seuls les critiques sont rémunérés pour leur venue en salle. Et s'il arrive quand même aux réalisateurs de l'être, le type de rémunération leur permet rarement l'essentiel : accumuler les cachets suffisants pour garder le statut d'intermittent.
Imaginons qu'on veuille instaurer la rémunération des cinéastes en salle. Qui paiera ? La puissance invitante, comme on dit, l'exploitant ? Mais celui-ci s'épuise déjà à survivre dans une économie de plus en plus précaire... Le distributeur, alors ? Beaucoup d'«acteurs culturels» considèrent, et le disent, qu'il est stupide de se ruiner en affiches et bandes-annonces, alors que l'accompagnement d'un film en salle est un moyen de promotion tellement plus efficace. Douteux, cependant, que les distributeurs consentent à voir les choses de cet œil.
On perçoit, j'imagine, la question qui se profile. C'est l'une des plus délicates : où s'arrête la promotion ? où commence l'action culturelle ? où commence et où s'arrête le travail critique ? Un film, on le sait, débute très tôt, dès la première idée de scénario, la première envie de casting, l'illumination d'un soir de désœuvrement ou d'excitation. Il se finit très tard, aussi bien, il se prolonge jusque dans les entretiens donnés à la presse, les échanges avec le public, les bonus DVD, etc.
C'est la même affaire que dans nos premières «Notes à l'encre Blac» : chercher à circonscrire le nouveau périmètre du cinéma... Jusqu'où il va, jusqu'où il s'arrête. Il y a le périmètre des lieux, et il y a le périmètre des discours. C'est parce qu'un tel problème n'est pas traité que, pour prendre un cas frappant, M. Lopez, l'instituteur d'Etre et avoir, a pu surprendre son monde en exigeant une importante rémunération, après avoir constaté le succès du film. Il jugeait en effet y avoir largement contribué par son «rôle», mais aussi par sa présence sur les plateaux de télévision.
Les frontières ont commencé de tomber, mais qui s'en soucie ? Un exemple. Les distributeurs et les revues de cinéma sont de plus en plus souvent partenaires. C'est un échange, pas davantage : le logo du magazine sur l'affiche du film, l'affiche en quart de page dans le magazine. Le mot d'échange dit tout : chacun reste à sa place, espérant que c'est à lui (le film, le magazine) que l'opération profitera. Promouvoir pour être promu, en somme. Pas la plus noble des logiques.
Sans doute fut-il un temps où les distributeurs, les exploitants, la critique étaient séparés par une barrière. Ce n'est plus le cas. Le cinéma est passé en DVD, sur Internet ; les cinéastes, les critiques interviennent en salle ; les distributeurs font appel à ces derniers pour des bonus ; ceux-ci écrivent sur des sites où leurs articles jouxtent des extraits, parfois des films mis en ligne intégralement...Ça se mélange, ça parle plusieurs langues à la fois.
Ce mélange reste pourtant un fait ; il n'est pas pensé pour lui-même. Les exploitants collent dans leur hall des articles, mais proposez-leur de bâtir avec eux une programmation dûment accompagnée d'un livret critique, ils trouveront que vous franchissez une ligne jaune. Parlez-leur de «catalogue», ils prendront leurs jambes à leur cou : peur de l'effet Manufrance ou du chic attaché aux expositions, on ne sait.
De même, tout le monde reconnaît que c'est le plus souvent peine perdue de rendre compte d'un film «difficile» le jour de sa sortie : l'effet sur les entrées est nul... Mais suggérez l'idée qu'il faudrait écrire plusieurs semaines à l'avance, éveiller la curiosité dans la durée, et l'on vous dira que le travail d'un magazine ou d'un quotidien est d'abord de suivre l'actualité.
Résultat (bis) : des films peuvent connaître une carrière formidable en festivals et, lors de leur sortie parisienne, échouer à réunir plus de 600 personnes (je n'exagère pas). Moins qu'en deux projections à Belfort, Turin ou Marseille. Certainement moins qu'en une seule à Cannes. Qu'importe, beaucoup de cinéastes persistent à penser que leur film n'accède à l'existence publique qu'à partir de 14h un certain mercredi ; et la critique continue à appliquer à tous le même traitement.
Ce n'est certes pas en quelques paragraphes qu'on pourra décider si tel discours appartient à la promotion, tel autre à la critique, tel autre encore à une catégorie qui reste à inventer. Et encore moins s'il est possible de les faire parler d'une seule voix.
Profondément, les revues de cinéma, les exploitants, les distributeurs n'ont pas vraiment l'habitude de travailler ensemble : ils s'invitent les uns chez les autres, signent des pactes ponctuels, ce qui est tout autre chose. Les exploitants se constituent souvent en associations selon les régions, mais ne parlons même pas des distributeurs : chacun travaille dans son coin...
C'est pourquoi, redisons-le, les Etats généraux de l'action culturelle trouveraient un complément naturel dans la tenue d'Etats généraux de la critique. Dans quelle mesure une revue peut-elle décider de montrer un film qu'elle estime nécessaire, urgent, mais fragile ? Peut-elle s'improviser distributeur, courir les villes une copie sous un bras, son dernier numéro sous l'autre, les deux levés vers le même horizon ? Les rencontres en salle peuvent-elles devenir bonus de DVD ? Une «rémunération générale» est-elle imaginable ?
Rien n'est sûr, sinon ceci : seuls ceux qui sauront répondre à toutes ces questions en même temps feront avancer les choses. A suivre.
Ce fut la prise de parole la plus marquante des états généraux. La retranscription dans les Actes en a édulcoré le ton, sans doute, mais le contenu demeure: rude. Solveig Anspach, réalisatrice (Haut les cœurs, entre autres), raconte le temps passé à voyager de villes en villages pour présenter ses films, la longueur des trajets en seconde classe (i.e. sans prise pour brancher l'ordinateur portable), le coût de la baby-sitter, les hôtels avec vue sur la gare et les nuits d'insomnie parmi le sifflement des trains, les salles éparses, les débats mous, les dîners au milieu d'inconnus, l'ennui, la gêne... Conclusion : «Nous n'en parlons pas assez. Et le problème principal est que pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler.»
Rude. Mais reconnaissons-le : un discours aussi embarrassé qu'embarrassant. Car elle a raison, nous n'en parlons pas assez. Nous savons mal que l'action culturelle est menacée, et nous savons tout aussi mal combien elle s'est élargie, développée, combien nécessaire et exigeante elle est devenue. Et dans quelles conditions de fragilité elle est devenue telle. Des réalisateurs évoquent six mois de tournée dans les salles et les festivals. A Paris, en province, à l'étranger. Le chiffre de 120 débats pour un film est même avancé !
L'un des lièvres que lève Anspach concerne la qualification de ce temps : travail ? promotion ? autre chose encore ? Pour l'instant, l'usage veut que les réalisateurs soient défrayés, mais non rémunérés pour les rencontres et les débats. Il se murmure qu'un des motifs à cela est l'idée reçue selon laquelle ils portent avec eux leur film : en parler leur serait naturel. Résultat : seuls les critiques sont rémunérés pour leur venue en salle. Et s'il arrive quand même aux réalisateurs de l'être, le type de rémunération leur permet rarement l'essentiel : accumuler les cachets suffisants pour garder le statut d'intermittent.
Imaginons qu'on veuille instaurer la rémunération des cinéastes en salle. Qui paiera ? La puissance invitante, comme on dit, l'exploitant ? Mais celui-ci s'épuise déjà à survivre dans une économie de plus en plus précaire... Le distributeur, alors ? Beaucoup d'«acteurs culturels» considèrent, et le disent, qu'il est stupide de se ruiner en affiches et bandes-annonces, alors que l'accompagnement d'un film en salle est un moyen de promotion tellement plus efficace. Douteux, cependant, que les distributeurs consentent à voir les choses de cet œil.
On perçoit, j'imagine, la question qui se profile. C'est l'une des plus délicates : où s'arrête la promotion ? où commence l'action culturelle ? où commence et où s'arrête le travail critique ? Un film, on le sait, débute très tôt, dès la première idée de scénario, la première envie de casting, l'illumination d'un soir de désœuvrement ou d'excitation. Il se finit très tard, aussi bien, il se prolonge jusque dans les entretiens donnés à la presse, les échanges avec le public, les bonus DVD, etc.
C'est la même affaire que dans nos premières «Notes à l'encre Blac» : chercher à circonscrire le nouveau périmètre du cinéma... Jusqu'où il va, jusqu'où il s'arrête. Il y a le périmètre des lieux, et il y a le périmètre des discours. C'est parce qu'un tel problème n'est pas traité que, pour prendre un cas frappant, M. Lopez, l'instituteur d'Etre et avoir, a pu surprendre son monde en exigeant une importante rémunération, après avoir constaté le succès du film. Il jugeait en effet y avoir largement contribué par son «rôle», mais aussi par sa présence sur les plateaux de télévision.
Les frontières ont commencé de tomber, mais qui s'en soucie ? Un exemple. Les distributeurs et les revues de cinéma sont de plus en plus souvent partenaires. C'est un échange, pas davantage : le logo du magazine sur l'affiche du film, l'affiche en quart de page dans le magazine. Le mot d'échange dit tout : chacun reste à sa place, espérant que c'est à lui (le film, le magazine) que l'opération profitera. Promouvoir pour être promu, en somme. Pas la plus noble des logiques.
Sans doute fut-il un temps où les distributeurs, les exploitants, la critique étaient séparés par une barrière. Ce n'est plus le cas. Le cinéma est passé en DVD, sur Internet ; les cinéastes, les critiques interviennent en salle ; les distributeurs font appel à ces derniers pour des bonus ; ceux-ci écrivent sur des sites où leurs articles jouxtent des extraits, parfois des films mis en ligne intégralement...Ça se mélange, ça parle plusieurs langues à la fois.
Ce mélange reste pourtant un fait ; il n'est pas pensé pour lui-même. Les exploitants collent dans leur hall des articles, mais proposez-leur de bâtir avec eux une programmation dûment accompagnée d'un livret critique, ils trouveront que vous franchissez une ligne jaune. Parlez-leur de «catalogue», ils prendront leurs jambes à leur cou : peur de l'effet Manufrance ou du chic attaché aux expositions, on ne sait.
De même, tout le monde reconnaît que c'est le plus souvent peine perdue de rendre compte d'un film «difficile» le jour de sa sortie : l'effet sur les entrées est nul... Mais suggérez l'idée qu'il faudrait écrire plusieurs semaines à l'avance, éveiller la curiosité dans la durée, et l'on vous dira que le travail d'un magazine ou d'un quotidien est d'abord de suivre l'actualité.
Résultat (bis) : des films peuvent connaître une carrière formidable en festivals et, lors de leur sortie parisienne, échouer à réunir plus de 600 personnes (je n'exagère pas). Moins qu'en deux projections à Belfort, Turin ou Marseille. Certainement moins qu'en une seule à Cannes. Qu'importe, beaucoup de cinéastes persistent à penser que leur film n'accède à l'existence publique qu'à partir de 14h un certain mercredi ; et la critique continue à appliquer à tous le même traitement.
Ce n'est certes pas en quelques paragraphes qu'on pourra décider si tel discours appartient à la promotion, tel autre à la critique, tel autre encore à une catégorie qui reste à inventer. Et encore moins s'il est possible de les faire parler d'une seule voix.
Profondément, les revues de cinéma, les exploitants, les distributeurs n'ont pas vraiment l'habitude de travailler ensemble : ils s'invitent les uns chez les autres, signent des pactes ponctuels, ce qui est tout autre chose. Les exploitants se constituent souvent en associations selon les régions, mais ne parlons même pas des distributeurs : chacun travaille dans son coin...
C'est pourquoi, redisons-le, les Etats généraux de l'action culturelle trouveraient un complément naturel dans la tenue d'Etats généraux de la critique. Dans quelle mesure une revue peut-elle décider de montrer un film qu'elle estime nécessaire, urgent, mais fragile ? Peut-elle s'improviser distributeur, courir les villes une copie sous un bras, son dernier numéro sous l'autre, les deux levés vers le même horizon ? Les rencontres en salle peuvent-elles devenir bonus de DVD ? Une «rémunération générale» est-elle imaginable ?
Rien n'est sûr, sinon ceci : seuls ceux qui sauront répondre à toutes ces questions en même temps feront avancer les choses. A suivre.
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